Singulièrement, un art de l’espace
Anne Tronche
La toile blanche, la toile à peindre est le lieu d’une opération des plus singulières : la pensée s’y transforme en formes, peut-être en images. De ce fait, entrer dans le jeu de la peinture n’est pas toujours chose facile, car les peintres quand ils ne font pas acte de théoricien, quand ils ne bâtissent pas des argumentaires à propos de leur travail, savent bien souvent dissimuler la signification secrète de leurs choix comme de leurs ambitions. Que les œuvres apportent un commentaire au monde qui nous entoure ou que l’organisation des formes réponde à des exigences ou à des lois picturales spécifiques, nous mesurons dans certains cas que ce que recherche l’artiste est en premier lieu l’autonomie du tableau. Un état bien souvent conquis par le travail, par l’imagination, mais aussi par les doutes. Ce qui explique les mouvements internes que connut le langage d’un grand nombre de créateurs, notamment au cours du xxe siècle, où la question du figuratif et de l’abstraction conduisit certains d’entre eux à opter pour un mouvement pendulaire entre ces deux pôles bien souvent gardés par des sectes puritaines. Un mouvement pendulaire qui exprima souvent avec courage des tentations, des renoncements, voire des ruptures. De Herbin à Jackson Pollock, de Malevitch à Hélion se constitua une histoire permettant de saisir la nature complexe du langage artistique, les gués par lesquels certains créateurs durent passer pour rejoindre leur projet.
Ainsi est-il possible de percevoir dans la peinture d’Antoine de Margerie des affinités qui la relient selon les époques avec une égale pertinence à des artistes ayant cherché dans la figuration la voie d’un mode d’expression synthétique délivré de toute tentation réaliste ou, au contraire, à des mouvements ayant conduit une réflexion en direction des formes rationnelles de la géométrie. Aucun de ces liens évoqués n’est cependant véritablement explicite pour comprendre le parcours, mené avec une belle intensité créatrice, de cet artiste discret, relativement solitaire. Sans doute parce qu’avec sa peinture détachée de toute froideur, il a essentiellement cherché à atteindre une réalité artistique qui ne dépende ni d’une fascination pour un vocabulaire par trop expérimental, ni d’une position concrétisant un dogme théorique.
En observant ses compositions, qu’elles s’attachent à l’évocation d’un espace pouvant sembler familier ou bien qu’elles organisent des plans dans une logique abstraite, il vient à l’esprit qu’à l’aide de ses pigments et de sa surface textile, Antoine de Margerie a ambitionné de traiter d’une question à forte dimension phénoménologique, d’une question pouvant tenir en ces termes : « Qu’est-ce que le visible ? ». Selon les périodes, cette question s’est radicalisée, est devenue plus décisive ou, au contraire, a laissé supposer que la contemplation en relativise l’importance. Comme s’il devait échoir en dernier lieu à la contemplation un savoir permettant de faire advenir une œuvre comme énigme.
Antoine de Margerie, Horizons sensibles
Elisa Farran
Directrice du Musée Estrine
« Le principal sujet, c’est la surface qui a sa couleur ses lois, par dessus les objets (…) On parle toujours de la soumission devant la nature. Il y a aussi la soumission devant le tableau ». Pierre Bonnard – Agenda du peintre, 8 février 1939
Présenter l’œuvre d’un artiste est toujours un exercice délicat qui demande du temps et « de la soumission devant le tableau » comme l’écrit Pierre Bonnard. L’œuvre d’Antoine de Margerie est une œuvre subtile, d’une profonde richesse et d’une grande complexité. Trop sommairement résumée à l’abstraction géométrique, cette peinture est la réponse à de nombreux questionnements sur la représentation, questionnements séculaires comme l’atteste, encore à titre d’exemple, la correspondance entre Matisse et Bonnard— Le premier évoque l’absolue nécessité de la nature, le second celui de la surface. Evidemment Margerie a choisi celui de la surface et du tableau mais dans une époque obnubilée par le réel et sa figuration. Sa réaction est aux marges et a surement participé à l’isoler dans ces temps, est-il besoin de le rappeler, si collectivistes. Garder le sujet peinture en déclinant un abécédaire de formes géométriques donne à première vue une impression de rigueur et de froideur souvent héritée des Gleizes, Malevitch, Mondrian et autres pionniers, mais dans l’un comme dans l’autre des cas le souvenir est erroné car il n’en est rien. L’expérience, comme toujours, consiste à donner le temps à la peinture de se lever (dixit les Frères Goncourt) ou en d’autres termes à lui laisser de l’espace pour qu’elle prenne sa place et se révèle.
La peinture d’Antoine de Margerie est une combinaison rythmique d’aplats géométriques et de vibrations tonales. En plusieurs décennies, son œuvre s’est ouverte, introduisant l’ondulation dans le traitement de la ligne et de la couleur pour aborder dans les œuvres ultimes la vibration pure. Souvent, les qualificatifs utilisés pour la décrire sont rattachés au vocabulaire du textile, comme le tissage ou la texture. Il y a effectivement quelque chose de l’ordre du maillage dans ce qui unit la ligne à la couleur dans la surface de la toile. En cela, son œuvre rappelle les dessins de Georges Seurat ; on y retrouve une même densité des textures. Le grammage du papier Ingres, utilisé à l’envers, donc exagérément grossi, permit à Seurat d’obtenir une matière tout en vibration dans les blancs et les noirs. Une matière que l’on retrouvera par une décomposition formelle du spectre des couleurs dans les grandes peintures. Margerie, en plus de reprendre cette idée de texture en mouvement, applique aussi les effets d’une autre technique, le pastel, à la peinture acrylique si peu réputée pour sa souplesse modale. Les dernières peintures, quant à elles, ne sont pas sans rappeler Pierre Bonnard, de qui Margerie garde l’évanescence, la souplesse des matières, la subtilité des tons et cette ouverture vers d’autres horizons sensibles. De ce point de vue, les recherches des dernières années s’inscrivent dans la filiation des peintres impressionnistes qui cherchaient à rendre le mouvement de la lumière et qui ont assurément ouvert les voies d’un ailleurs aux confins de la réalité figurée, quelque part à la surface du tableau…